a day ago
Québécois de nulle part
« Si on rit de moins en moins québécois, si on se divertit de moins en moins québécois, si on est de moins en moins ému québécois, si on rêve de moins en moins québécois… Ce sera quoi, être québécois, demain ? », se demande notre chroniqueur.
Ces jours-ci, je me perds souvent dans mon téléphone. Dans ce qu'on appelle des « reels », ces petites vidéos disparates qu'on retrouve sur les réseaux asociaux, formidables pushers de dopamine.
En 10 minutes, vous pouvez regarder 50 petites vidéos, souvent niaiseuses, parfois lumineuses.
En 10 minutes, voilà, vous êtes diverti.
Je dis « 10 minutes », mais c'est une façon de parler : je parlais de dopamine, c'est voulu. C'est l'hormone qui nous colle aux Instagram, Facebook, TikTok pendant des heures de temps. Jadis, devant la télé, on pouvait zapper à l'infini, une soirée de temps…
Hein ? Déjà 22 h, mais qu'est-ce que j'ai fait dans le divan depuis que je m'y suis installé, à…
On regardait notre montre : depuis 19 h 30.
Réponse : rien, on avait zappé, à la recherche d'un « programme » intéressant pendant des heures, à la recherche de la dopamine que génère notre cerveau quand, enfin, on tombe sur un contenu stimulant.
On fait désormais la même chose – on zappe – sur nos petits écrans de poche.
Ce qui m'amène à la culture. La nôtre.
Pour nous, nous les Québécois, la télé a été un formidable catalyseur culturel. La télé a raconté nos histoires, dans nos mots, dans nos décors. On zappait de MusiquePlus à Canal Z en passant par le canal 10 et Quatre Saisons. Les plus bilingues zappaient aussi en anglais. Ce fut un formidable liant culturel : nous avons adopté des références communes, de Et c'est le but ! à Sacrament, Ginette ! en passant par Ma belle brume, Manon pèse su'l'piton, Une tite frette mon Denis ? Et bien sûr l'inoubliable Cé tu wla gwassideurw 1…
Je dis « des références communes » : pas partagées par tous, mais par suffisamment de gens pour que ces phrases n'aient pas besoin de longues mises en contexte. Vous me direz : c'est pas de la culture, ça, c'est du divertissement. C'est vrai, c'est vrai…
Mais la culture, c'est (un peu, beaucoup) l'eau qui ruisselle quand vous tordez la débarbouillette du divertissement. Il y a beaucoup de notre culture qui n'existerait pas sans le divertissement.
Et côté divertissement, ces jours-ci, les jeunes s'éloignent du contenu québécois, une autre étude le démontrait cette semaine du côté de l'Institut de la statistique du Québec. Je résume : plus vous êtes jeune, moins vous consommez québécois, culturellement parlant.
C'est vrai pour la télé, le cinéma, les livres, la musique.
Ça annonce quoi pour les 10, pour les 20, les 30 prochaines années ?
Ça annonce une société qui partage moins de références communes. Ça annonce une société moins… québécoise ?
Je ne veux pas jeter la pierre aux jeunes, ce serait con. Ils vivent dans leur époque et le canal 10 de leur époque, le Radio-Canada de leur époque, le CKOI de leur époque, c'est TikTok, Netflix et Spotify.
Ils ont le monde au bout de leur doigt, le grand buffet du divertissement mondialisé dans leur petit écran. Je n'aurais pas été différent d'eux, à 15 ans. On peut bien parler de « découvrabilité », de l'idée de forcer les plateformes à mettre en valeur le contenu québécois, reste que chaque fois que j'entends « découvrabilité », j'entends ma mère qui me disait à 12 ans de manger mes brocolis parce que c'est bon pour la santé. Je veux de la crème glacée, m'man…
Je regarde donc trop de « reels » ces jours-ci. Ça me divertit. Ça me calme. Comme la télé, jadis. Il y a du bon contenu québécois, aussi, sur les plateformes, il y a des trucs qui frôlent le génie. Mais c'est noyé dans un océan de contenu venu de partout.
Si on rit de moins en moins québécois, si on se divertit de moins en moins québécois, si on est de moins en moins ému québécois, si on rêve de moins en moins québécois…
Ce sera quoi, être québécois, demain ?
J'écris cette chronique et me trotte en tête une phrase dont je me souviens sans en connaître tous les mots, phrase qui concluait, me semble-t-il, un portrait du groupe Simple Plan dans le magazine L'actualité, il y a, il y a…
Merde, c'était en quelle année ?
Je lance une recherche : il y a 20 ans.
Simple Plan, groupe québécois composé de cinq francophones, fut (est ?) immensément populaire à l'échelle mondiale avec ses chansons anglaises qui auraient pu être créées à New York, Londres ou Vancouver…
Je zappe tout l'article, je cherche la chute que j'avais confusément en tête tout au long de l'écriture de ce papier et c'est là, à peu près comme je m'en souvenais :
Ils sont encore un peu sonnés, à 25 ans, d'avoir si souvent fait le tour de la planète. Depuis le début de l'année, ils ont sauté à l'élastique en Nouvelle-Zélande, assisté à un tournoi de sumo au Japon, donné des « concerts privés » à Hollywood. « Ça ouvre vraiment les horizons, dit [le batteur Chuck] Comeau. C'est vraiment le plus beau côté de notre expérience. Je me retrouve à New York, à Sydney ou à Tokyo, et j'ai des repères. » Sur un mur, quelque part – il croit que c'était à l'aéroport de Stockholm –, il a lu une citation qui l'a marqué : « Citoyen du monde, nulle part chez lui, mais chez lui partout. » C'est vrai aussi des chansons de Simple Plan : une musique venue de nulle part, mais qui s'exporte partout.
Voilà, je crains que demain, dans 10, dans 20, dans 30 ans, nous serons à la fois québécois et de nulle part.
1. Visionnez le sketch de RBO sur YouTube